Context
Six days in Venice, immersed in the madness of Carnival and the silence of its outskirts. 769 photographs, an unusual light for late February. 6 literary fragments where dreams, reality, and supernatural intertwine.
Contexte
Six jours à Venise, plongé dans la folie du Carnaval et le silence des quartiers périphériques. 769 clichés, une lumière inhabituelle pour une fin Février. 6 fragments littéraires où rêve, réel et surnaturel s’entrelacent.

2025, Feb 26 - “Mirage - I”
Crossing the long strip of land that connects the mainland to the mirage—to that vision mired in time beyond the lagoon, a centuries-old memory trapped in bluish mud, no longer able to take flight. Ancient wooden poles rise on either side, their bases so eroded they no longer touch the water. World-sized birds glide silently behind watery clouds.
At the end, a skeletal city, drenched by rain, umbrellas drifting along without owners. A distant, unidentified string instrument cloaks the city, never approaching nor retreating. A comforting scent of dust, plaster, and rust fills the air. Occasionally, a figure evaporates within a side alley. The bulbs flicker.
The hotel sits at the end of a viscous artery, narrowing as it breathes. The street ends on its side, its door ajar with no one behind it—no staff, no guests. Smiling masks adorn the walls, feigning lifelessness. The room is a tiny cube plunged into abyssal darkness, impenetrable to worldly sounds. Brutish sleep awaits.
Traverser la longue bande de terre qui relie le continent au mirage, à cette vision embourbée dans le temps, après la lagune, souvenir séculaire entravé dans une boue bleuâtre et qui ne peut plus prendre les airs. De longues tiges de bois millénaires se dressent de chaque côté, tellement rongées à leur base qu’elle ne touchent plus l’eau. Des oiseaux-mondes planent derrière les nuages d’eau.
Au bout, une ville décharnée, la pluie, les parapluies déambulent sans propriétaires, un instrument à corde non-identifié et lointain la recouvre sans jamais s’éloigner. L’odeur rassurante de poussière, de plâtre et de rouille. Par endroits, une silhouette s’évapore au milieu d’une impasse latérale. Les ampoules vacillent.
L’hôtel, au bout d’une artère visqueuse qui rétrécie quand elle respire. Elle se termine sur le flanc, sa porte s’est entrouverte sans personne derrière. Ni personnel ni clientèle. Les masques souriants aux murs feignent l’inertie. La chambre est un petit cube étroit plongé dans un noir d’abysse. Aucun bruit du monde ne transperce ses murs. Sommeil de brute.
2025, Feb 27 - “Mirage - II”
The mirage cannot be memorized; one enters it like stepping onto a moving carousel. Directionless. Each minute redefines its orientation. It challenges your assumptions, mocks your decisions, misleads you at every intersection, and causes even your guiding technology to falter. Bridges evaporate before your eyes. Some doors open onto white emptiness. Gazing at the sky won’t save you.
Every small square conquered brings relief, marks progress. The sky fractured, elderly figures engaged in wordless conversations since dawn, their dogs lounging beside them. You must plunge again from light into shadow, into ochre labyrinths filled with frivolously costumed people and artisans packed so tightly in their shops that entry becomes impossible; each person a destination, a small ball of intricate, unique energy.
It's impossible to grasp the power of the miracle. Its force becomes apparent only after it slips away—far too soon. You shift from light to shadow, winding through ochre-hued alleys filled with playful costumed figures and artisans whose shops cluster so closely there's no way to enter. After some distance, your consciousness jolts awake—you realize you've left it behind in the corner of a distant alley. Feet turn heavy. Resolute faces illuminate the mirage, populating every façade, their pale features polished by centuries.
Le mirage ne se mémorise pas, on y entre comme dans un manège en route. Sans points cardinaux. Chaque minute redéfinit son orientation. Il questionne vos hypothèses, s’amuse de vos décisions, vous éloigne à chaque intersection, fait patiner la technologie qui vous oriente désormais. Ses ponts s’évaporent sous vos yeux. Certaines portes révèlent un vide blanc. Regarder le ciel ne vous sauvera pas.
Chaque petite place se conquiert, marque un soulagement, une avancée. Le ciel disloqué, les vieux investis dans des palabres sans mots lancées aux aurores, leurs chiens désespérés d’attendre. Puis il faut replonger de la lumière à l’ombre, dans les méandres ocres irrigués de costumés frivoles et d’artisans dans leurs échoppes si regroupées qu’on ne peut pas y entrer; chacun un but, une petite boule d’énergie complexe et unique.
Il est impossible d’entrevoir la puissance du prodige accompli ici. Après quelques heures les jambes se figeront d’elles-mêmes, les rouages secs. Enclumes. Vos pieds vous lanceront comme après avoir marché sur des lames. L’esprit, lui, se fera oublier dans le coin d’une impasse et vous n’en prendrez conscience que bien plus loin. Bien trop tôt. Les obstinés illuminent tous les lieux du mirage, ils peuplent les façades, leurs traits blancs polis par les siècles.
2025, Feb 28 - “Mirage III”
A deliberate drift toward the edges. Dodging through heavy cloaks, an elusive move among thick capes. A voluntary escape between shadows. Heavy cloaks, dense and dark. Their weight brushing past as you evade. A swarm of cormorants escorts you beneath the bridge, their wings slicing silently through the air. Tiles fall distantly into the alleyways; wood creaks and groans everywhere. On a merchant’s facade, a camel strides forward, unnoticed. Santa Maria stands anchored in the city’s heart.
Neatly arranged tiles drop into alleys far away, wood crackling and growling in every direction. A camel strides proudly across the facade of a merchant’s home. Neon-lit Santa Maria positioned squarely at the city’s center. The comforting scents of dust, thyme, and seawater. A seaman chews thoughtfully on a twig, elbow resting casually against a waterside gas pump. Waves slap persistently against the city’s cheeks. Reality, glimpsed faintly, lies at the bottom left corner, and an island drifts ahead in the distance.
With an outstretched finger, you almost puncture the mirage's bubble. A seafarer chews thoughtfully, leaning casually on a gas pump by the water’s edge. Waves lash the city’s face. Reality glimmers faintly in the bottom-left corner, the island of certainty hovering opposite the San Marco lights.
Dérive volontaire vers les bords. Dans une esquive entre les lourdes capes noires, leurs longs becs blancs survolent la canope, entre les clochers à la veille d’un écroulement et l’insouciance des volatiles. Thériaque. Thym, miel, plantes. Le dernier regard insistant d’un spectre de femme, un de ceux qui s’accroche à vos os. Une escorte de cormorans sous le pont.
Au loin, les tuiles tombent dans les allées. Le bois craque et gronde partout. Un chameau avance sur la façade d’une demeure de marchand. Santa Maria au centre d’un cadre en néon, une canette fluo et vide à ses côtés. Une mouette disloque un rat mort. Dernière allée aux fondations vertes, de grands bouquets d’algues sortent des lourdes fenêtres à barreaux du rez-de-chaussée.
Du bout d’un doigt, on peut presque percer la bulle du mirage. Un homme de mer mâche un bâtonnet, le coude sur une pompe à essence au bord de l’eau. Les vagues fouettent les joues de la ville. On aperçoit la réalité au fond à gauche et l’île Cimetière de San Michele en face. Le choix du lieu de votre dernier repos vous importe-t'il?
2025, Mar 1 - “Mirage IV”
Daylight is eternal on this side of the mirage. A few shuttles serve it around the clock, docking at floating stops illuminated by powerful floodlights, yet bathing perpetually in daylight. Stepping onto land triggers a mild nausea. Passing by a brick house, worn by time—a relic adorned with faded, torn flags from 1990s football matches waving languidly.
The Arsenal. A few taciturn workers set up barriers, hinting at a major event. The colossal white arms of the shipyard stir to life, an albino cephalopod lying supine, hovering above rails and integrated braking systems. Its hands face each other, touching, intertwining, exploring interlocking possibilities. They speak in silent gestures. Bridges and structures rearrange themselves. Waiting now for the shuttle to return to existence.
It passes the Chapel of Stranded Ships, around which thirty or so vessels rest quietly in a circle, varying in size and era. The shuttle halts. Its engine rumbles unpleasantly. An elderly woman using a walker boards along with two large, restless dogs; waves jostle us, and I worry for her. Night suddenly descends like a curtain of oily rain. Behind, daylight diminishes, its essence capable of filling an hourglass. We perceive only 0.0035% of the universe's light.
Le jour est éternel de ce côté du mirage. Quelques navettes en assurent la desserte à toute heure. Elles s’amarrent à des bornes d’arrêts flottantes, illuminées de projecteurs puissants, baignant pourtant dans le jour. Poser le pied à terre réveille une nausée légère. Passer la maison en brique des gardiens, négligée, les mines navales endormies dans leur jardin. 6 drapeaux de Calcio des années 90 flottent, déchirés, décolorés.
L’Arsenal. Quelques ouvriers taciturnes disposent des barrières, laissant deviner un événement majeur. Les gigantesques bras blancs du chantier naval s’animent, céphalopode albinos sur le dos, au-dessus des rails et des systèmes de freinage intégrés. Ses mains en face à face se frôlent, s’entrelacent, testent des combinaisons d’imbrications. Parlent en signes. Un sous-marin émerge. S'en aller, circonspect. Attendre la navette qui remonte l’existence.
Elle passe la Chapelle des navires échoués, j’en compte une trentaine en cercle autour, de différentes tailles et époques, paisibles. La navette marque l’arrêt. Son moteur est désagréable. Une vieille dame en déambulateur et 2 gros chiens agités embarquent, les vagues nous chahutent, je m’inquiète pour elle. La nuit s’abat, soudainement, comme un rideau de pluie, pétrole, immédiat. Les festivités se rapprochent au loin, leur chaleur irradie. À l’opposé, le jour s’amenuise, sa substance emplirait un sablier. Nous ne percevons que 0,0035% de la lumière de l’univers.
2025, Mar 2 - “Mirage V”
True rest. Waking at 8:55 AM. The rib cage expanded through the night. The mind’s monkey sits, attentive. What game has humanity invented that forces us to step out of daily life just to sustain its rhythm in the long run? It’s Sunday—remember its intention. Any excess of energy is pointless anyway. Devour an apple. Go drift among the works of Bordon, Pollock, and Apollonio. Art is a matter of obsession, yet the people in this gallery are too groomed to be sincere. Rediscover the scent of sunlight.
A meal too rich, gluttony. Then idleness on uneven steps, face warmed by the sky, sloth. With eyes closed, hearing sharpens—the mechanical hum of underwater propellers, foundations quietly eroded by gobies, the shutter of a camera across the canal. A faceless, shadowless man shot me repeatedly, insistently, even after I noticed him. I respect that. He disappears into the wall. I’m not accustomed to being on this side of the lens—pride.
Dorsoduro. Hours spent observing it. A purple house from the 16th century, unloved, narrow enough to touch opposite walls with outstretched arms. It suffocates amidst newer urban developments. Does it have a soul? What histories linger here? A pigeon flaps onto the antennas on the third floor. A waiter with dark, feverish eyes brings sparkling water, dreaming of another life. Suddenly, I notice the mineral salamander-woman above the doorway periodically opening her mouth, inhaling air.
Repos véritable. Réveil à 8h55. La cage thoracique déployée dans la nuit. Le singe de l’esprit assis, attentif. Quel jeu l’homme a-t’il inventé qu’il doive s’extraire de son quotidien pour en soutenir la cadence à long terme? C’est dimanche, ne pas en oublier l’intention. Toute débauche d’énergie est vaine de toute façon. Engloutir une pomme. Aller survoler les oeuvres de Bordon, Pollock et Apollonio. L’art est une question d’obsession, et les gens dans cette galerie sont trop apprêtés pour être sincères. Retrouver l’odeur du soleil.
Un repas trop riche, gourmandise. S’en suit l’inaction sur des marches irrégulières, le visage chauffé par le ciel, paresse. On entend mieux les yeux fermés; le bourdonnement mécanique des pales sous l’eau, les fondations de la ville rongée par les gobies, le déclencheur d’un appareil photo de l’autre côté du canal. Un homme sans ombre ni visage m’a fusillé, plusieurs fois, avec insistance même après que je l’ai vu. Je respecte ça. Il disparaît dans le mur. Je n’ai pas l’habitude d’être de ce côté de l’objectif, vanité.
Dorsoduro. Des heures à l’observer. Une maison du XVIème siècle, pourpre, mal-aimée, étroite à toucher ses murs opposés en ouvrant les bras. Elle étouffe entre les programmes neufs. A-t’elle une âme? De quoi est-elle chargée? Un pigeon claque des ailes et se réfugie sur ses antennes au 3ème étage. Le serveur aux yeux noirs et fiévreux m’apporte une eau gazeuse en rêvant d’une autre vie. Je m’aperçois que la femme-salamandre minérale au dessus de la porte ouvre la bouche à intervalles réguliers, s’emplit d’air.
2025, Mar 3 - “Mirage VI”
Leaving the Mirage behind, reluctantly piercing the bubble against one's spirit, hunched in the cramped airplane seat. Through the small window smeared with grime and crystals, the golden hour bathes the city as it slowly tilts into an open-mouthed lagoon.
Returning to the realm of productivity and hypotheses. Yet, attempting to formalize a lesson about lightness—an unusual shell brought back as a symbol of a moment. Delaying for a few hours the fall back into routine.
Still vivid, two sun-baked men in Giudecca, sprawling gloriously on south-facing plastic chairs, proudly occupied with producing nothing at all on a Monday at 11:36 AM. Observing them for just a few seconds was magnificent. Cats draw inspiration from such scenes.
Abandonner le mirage, percer la bulle à contresprit et contrecœur, recroquevillé dans l'avion, manquant d’espace. Par le hublot constellé de crasse et de cristaux, l'heure dorée irradie la ville qui bascule lentement dans une lagune gueule ouverte.
Revenir du côté du rendement et des hypothèses. Formaliser toutefois un enseignement sur la légèreté, comme un coquillage atypique que l’on ramène en symbole d’un instant. Éviter quelques heures de tomber dans nos habitudes.
En mémoire, ces 2 hommes à Giudecca, cuits par le soleil, vautrés dans des chaises en plastique orientées sud, glorieux, affairés à ne rien produire un lundi à 11h36. Les observer quelques secondes fût magnifique. Les chats s’en inspirent.